Interlude I

231

 

 

Dans son casque, les notes du piano de Philip Glass diffusent délicatement à travers les écouteurs intra-auriculaires et parviennent à ses tympans avec douceur. De la douceur, la machine rugissante, elle, à 217 km/h, n’en a aucune. Il abrite sa tête derrière la bulle ; le vent fouette le casque, sifflant à quelques millimètres de ses oreilles, mais le pilote ne l’entend même pas ; il ne perçoit que la musique des Métamorphoses , le volume à cent pour cent sur son iPod. Protégé par son cuir, sa dorsale et ses bottes, il est invincible. A vingt centimètres de la mort, les courbes deviennent des virages. Il la trompe, il joue avec, il ne la craint pas. Il s’applique à viser le point de corde ; les cale-pieds, au contact de l’asphalte, libèrent des étincelles. La moto se redresse, le pilote porte le regard droit devant, le plus loin possible sur l‘autoroute délimitée de part et d’autre par une nuit de velours.

 

226 km/h

 

Le bicylindre desmodromique de sa Ducati vrombit, diffusant des vibrations animales entre ses jambes et au creux de ses reins. Quelque crainte ? Aucune ! De toutes façons, rien ne peut lui arriver dans son état d’immortalité. Il est un dieu. Un peu Hermès messager, un peu Orphée traversant le Styx. Sous les éclairages orangés se reflétant sur son cuir intégral, il flamboie dans l’obscurité.

 

231 km/h

 

Ce doit être la bonne vitesse. Car c’est celle où la couche de bitume et de merde qui lui tapisse l’intérieur de la boîte crânienne commence à se désagréger. Ce mal qui le ronge, qui lui dévore l’estomac chaque jour, cette douleur qui lui tenaille les tripes s’étiole à partir de deux-cent-trente-et-un kilomètres heure. Enfin ! Plus de haine pour lui-même ou pour tous. Plus de haine pour la vie. Plus de ce dégoût lancinant et constant de lui-même, plus l’envie de quitter cette terre, alors que la musique touche son âme et que sa supersport Panigale file sur un rail dans la nuit. A 231 km/h …