De la vulgarisation de l’art

On voudrait que l’art, en toute circonstance, soit “accessible à tous”, selon la formule consacrée, ou pire encore, “vulgarisé”. De bon coeur, on décide alors d’organiser des concerts dans les prisons, de rendre l’entrée des concerts symphoniques gratuits, de laisser l’entrée des musées absolument libre. Il faudrait que tous puissent bénéficier de l’art, d’autant plus qu’il est financé par l’argent public, en tous cas dans les pays d’Europe de l’Ouest. 

Mais comment peut-on être sûr que nous respectons là la volonté de l’artiste, à fortiori décédé depuis des siècles ?

Et surtout, non, l’art ne doit pas s’offrir comme cela à tout le monde, sans aucun cérémonial, sans aucune préparation. Au nom de quoi vulgariserait-on (quel mot horrible !) le travail d’un homme qui a mis toute sa force à exprimer un message parfois complexe ? N’est-ce pas là le risque de dégoûter le public ?  Proust s’adresse-t-il à tout le monde ? Clairement non. Comme toute oeuvre d’art, il demande une préparation. Mettez Proust dans les mains de quelqu’un qui n’est pas passionné de lecture, brûlant de l’amour du beau texte français, et vous êtes sûr de le perdre à jamais. Peut-on voir Picasso sans aucune préparation, sans savoir un minimum ce qu’il créait dans sa jeunesse, ou sans comprendre la démarche artistique du peintre ? On peut effectivement venir et consommer au musée un tableau, mais on passera probablement à côté de 90% de l’oeuvre.  Peut-on écouter Schönberg aisément sans connaître Brahms, son père spirituel en quelque sorte ? Même les musiciens professionnels peu cultivés le fuient ! Parce que l’art est souvent parfois difficile d’accès, intellectuellement parlant. Evidemment, je ne considère pas ici les gens qui même sans “préparation” ont développé une hypersensibilité à l’art et demeurent extrêmement réceptifs à tout moyen d’expression; et l’on trouve là, la limite de mon raisonnement. 

Alors on peut me traiter d’élitiste, je m’en fiche complètement. Quand l’art s’est accommodé du réalisme socialiste au cours de l’Histoire, il n’a produit bien souvent que des oeuvres médiocres, ou tout juste moyennes. A l’inverse, ceux qui fuyaient cette idéologie furent persécutés et sont considérés par la postérité comme des génies (comme Chostakovitch)  Sans doute parce que l’artiste crée d’abord pour lui-même. Au sens aristotélicien, il ne PEUT que créer pour lui-même, réalisant sa catharsis par son travail. Il sublime son âme, il expurge ses passions, son geste transcende son esprit. N’oublions cependant pas qu’il est lui même, de fait, très “préparé”, car avant de composer “Hommage à JFK” (oeuvre d’écoute particulièrement difficile pour le quidam) Stravinsky avait “fait ses gammes” !!

Quant à la gratuité de l’art … mais au nom de quoi, si ce n’est d’une idéologie démagogique ? Est-ce que l’art est gratuit, par nature ? N’a-t-il pas coûté en travail, en temps, en vies, en énergie, en argent ? Alors au contraire, l’art se DOIT d’être payant. Le public accède à un message, certains diront à un temple. Le public doit accepter et accueillir ce travail par son silence, son attention; son argent contribue à son accès à l’art. Il doit se rendre compte que l’art EST effort. Une barrière financière, qui plus est une contribution matérielle, ne serait-ce que légère est indispensable. Ce léger geste d’1 € avant de rentrer dans la salle de concert, cet effort de sortir le porte-monnaie, de faire la queue au guichet, fera reculer les moins motivés, les moins réceptifs, les “suiveurs de groupe” qui ne feraient que s’em….. à mourir dans cette exposition d’art “comprend-pas-rien” ou ce concert symphonique “que je n’avais pas vraiment envie d’aller écouter au lieu de voir mon film”.  Être gauchiste ? Pourquoi pas: alors 1 € l’entrée à certaines heures par exemple. Mais gratuit, ça jamais ! Au nom de quoi ??

Interlude I

231

 

 

Dans son casque, les notes du piano de Philip Glass diffusent délicatement à travers les écouteurs intra-auriculaires et parviennent à ses tympans avec douceur. De la douceur, la machine rugissante, elle, à 217 km/h, n’en a aucune. Il abrite sa tête derrière la bulle ; le vent fouette le casque, sifflant à quelques millimètres de ses oreilles, mais le pilote ne l’entend même pas ; il ne perçoit que la musique des Métamorphoses , le volume à cent pour cent sur son iPod. Protégé par son cuir, sa dorsale et ses bottes, il est invincible. A vingt centimètres de la mort, les courbes deviennent des virages. Il la trompe, il joue avec, il ne la craint pas. Il s’applique à viser le point de corde ; les cale-pieds, au contact de l’asphalte, libèrent des étincelles. La moto se redresse, le pilote porte le regard droit devant, le plus loin possible sur l‘autoroute délimitée de part et d’autre par une nuit de velours.

 

226 km/h

 

Le bicylindre desmodromique de sa Ducati vrombit, diffusant des vibrations animales entre ses jambes et au creux de ses reins. Quelque crainte ? Aucune ! De toutes façons, rien ne peut lui arriver dans son état d’immortalité. Il est un dieu. Un peu Hermès messager, un peu Orphée traversant le Styx. Sous les éclairages orangés se reflétant sur son cuir intégral, il flamboie dans l’obscurité.

 

231 km/h

 

Ce doit être la bonne vitesse. Car c’est celle où la couche de bitume et de merde qui lui tapisse l’intérieur de la boîte crânienne commence à se désagréger. Ce mal qui le ronge, qui lui dévore l’estomac chaque jour, cette douleur qui lui tenaille les tripes s’étiole à partir de deux-cent-trente-et-un kilomètres heure. Enfin ! Plus de haine pour lui-même ou pour tous. Plus de haine pour la vie. Plus de ce dégoût lancinant et constant de lui-même, plus l’envie de quitter cette terre, alors que la musique touche son âme et que sa supersport Panigale file sur un rail dans la nuit. A 231 km/h …

 

 

 

Les mots

Des mots ! Les mots peuvent-ils réconforter l’écrivain, lui offrir un asile face aux angoisses que le monde lui fait subir ? Et pour celui qui n’écrit pas, seraient-ils un sanctuaire inattendu, tel une île découverte dans les tourments de l’océan, ? Car ils sont là, promesse de douceur, invitant l’âme à s’épancher et l’homme à s’évader, à se confier, à imaginer, à construire un ailleurs pourtant si proche, si palpable, une autre réalité tangible pour l’esprit de celui qui la crée.

Et pourtant … tout a été dit ! Tout a été fait ! La question a été réglé depuis longtemps.” se dit-il. Que rajouter dans l’infinité littéraire ? Écrire pour les autres ? Plutôt écrire pour soi, alors.